Mme la présidente. J’ai reçu de M. Christian Jacob et des membres du groupe de l’Union pour un mouvement populaire une motion de rejet préalable déposée en application de l’article 91, alinéa 5, du règlement.

La parole est à Mme Marie-Christine Dalloz.

Mme Marie-Christine Dalloz. Madame la présidente, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteure, chers collègues, nous pouvions espérer beaucoup mieux pour le dernier texte de l’année 2013 avant la trêve des confiseurs.

En quelques mois, trois textes viennent porter un rude coup au secteur de l’optique.

D’abord, le projet de loi relatif à la consommation a supprimé le monopole détenu par les pharmaciens et les opticiens quant à la vente des produits d’entretien des lentilles. Ces produits sont des dispositifs médicaux de type IIb qui correspondent à une classification dite de potentiel risque élevé, compte tenu de leur destination décontaminante et désinfectante.

Le texte sur la consommation a également libéralisé le secteur, en cassant le monopole des opticiens pour la détention d’un fonds de commerce optique. Désormais, n’importe quel investisseur pourra s’installer, à la seule condition qu’il salarie un opticien diplômé. Enfin, ce texte obligera les ophtalmologues à inscrire sur leurs ordonnances l’écart pupillaire de leurs patients.

Ces deux derniers points sont une incitation forte à ouvrir le marché de l’optique à l’e-commerce alors même que la filière d’excellence des lunettes françaises ploie sous la concurrence déloyale et la contrefaçon étrangère. Les chantres du « fabriqué en France » devraient entendre ce que je dis. Voilà une drôle de façon de défendre nos savoir-faire et la compétitivité de nos entreprises tout en écornant au passage les règles de santé publique.

Je ne peux me priver du plaisir de citer le président de la commission des affaires économiques, François Brottes, lors de nos débats sur ces amendements en particulier. Il a déclaré : « Acheter des cacahuètes en ligne, je veux bien, mais pas des lunettes ! » Quelle sagesse dans ces propos !

Le deuxième texte venant affecter le secteur de l’optique est le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Dans son article 45-B, devenu article 56, il instaure un plafond tarifaire de prise en charge de certains dispositifs médicaux par les assureurs santé. La volonté d’éviter le renoncement à certains soins et dispositifs médicaux très faiblement remboursés par l’assurance maladie obligatoire est louable.

Mais fixer un plafond pour la prise en charge par les assureurs est une erreur. En effet, le plafond de remboursement biaise le prix, compromet l’accès à l’innovation et à la prévention des patients, remet en cause l’implantation française des entreprises innovantes et les filières d’excellence que nous détenons dans la lunette, et prive les assurés des bénéfices de la libre concurrence.

Cet article va mettre en difficulté notre filière française de la lunetterie, sans pour autant aider le consommateur, et en augmentant les risques de baisse de la qualité. Nous sommes dans un jeu perdant à 100 %.

J’en arrive enfin au texte du jour. Rappelons-le, il ne visait au départ qu’à autoriser les mutuelles à pratiquer des modulations des prestations servies à leurs adhérents si ces derniers recouraient à un professionnel, un service ou un établissement de santé membre d’un de leurs réseaux de soins, les fameux et bien nommés circuits fermés.

Très substantiellement modifié, il instaure désormais une différenciation entre les professions médicales suivant qu’elles bénéficient ou non d’un remboursement majoritaire de l’assurance maladie, et fait, au sein de cette différenciation, un sort particulier aux seuls opticiens. C’est tout simplement inacceptable et aberrant.

Parce que l’assurance maladie se désengage, à tort, de l’optique – comme l’a très justement souligné le denier rapport de la Cour des comptes –, faudrait-il donc que les opticiens et les lunetiers soient pénalisés, outre les patients et consommateurs qui perdront le libre choix de leur professionnel de santé ?

La santé n’a pas de prix, mais elle a incontestablement un coût, qui ne peut être supporté exclusivement par les professionnels de santé. Je vous cite quelques éléments de réflexion relatifs au régime obligatoire : les tarifs de référence pour l’optique n’y ont pas été réévalués depuis plus de vingt ans ; les montants pris en charge par l’assurance maladie y sont de 12,5 fois inférieurs à la consommation globale des produits d’optique ; les taux de remboursement des produits relevant de la liste des produits et prestations établie par l’assurance maladie y ont été ramenés à 60 % ; enfin, les lunettes relèvent d’une TVA à 19,6 % qui passera à 20 % au 1erjanvier prochain, alors même qu’il s’agit de dispositifs médicaux.

Je me permets de vous rappeler quelques éléments généraux autour de cette proposition de loi.

Tout d’abord, il convient de noter que le conventionnement en lui-même ne porte pas atteinte au code de la mutualité : c’est bien la modulation des remboursements qui a été remise en cause par un arrêt de la Cour de cassation du 18 mars 2010. Le conventionnement est tout à fait légitime s’il permet d’obtenir des tarifs plus avantageux pour les assurés, mais il ne doit en aucun cas porter atteinte au droit du patient à choisir librement son praticien et son établissement de santé, droit érigé en principe fondamental de la législation sanitaire par le code de la santé publique. Suite à ce texte, les assurés seront pour la plupart contraints de faire le choix le moins onéreux.

Ce texte n’est pas du tout anodin, ainsi qu’on a tenté de nous le faire croire. En effet, il modifie profondément les règles de la prise en charge des patients dans notre pays. Il n’y aura plus guère de contrôle possible sur les conditions de tarification des réseaux, notamment sur les engagements de qualité et les conditions des contrôles. La procédure de mise sur le marché des dispositifs médicaux ne permet pas de contrôle a priori. Le danger est donc réel de favoriser l’importation de produits low cost potentiellement dangereux pour la santé, madame la ministre.

Les entreprises nationales qui fabriquent des dispositifs médicaux et investissent fortement en recherche et développement risquent de voir leurs produits de plus en plus contrefaits à coût évidemment cassé. Si c’est cela que vous souhaitez, vous l’obtiendrez.

Quel gain en espérez-vous ? Éventuellement des fermetures d’entreprises, des délocalisations, de nouvelles destructions d’emplois – au point où nous en sommes – et une perte irrémédiable de nos savoir-faire. Par ailleurs, il paraît utile de le rappeler, la qualité et la sécurité des soins relèvent avant tout des pouvoirs publics, qui en sont les responsables exclusifs.

Partant de ces constats, je tiens à souligner quelques points qui portent à croire que ce texte est clairement inconstitutionnel. Tout d’abord, il engendre une rupture d’égalité devant la loi entre les mutuelles et les autres organismes complémentaires d’assurance maladie.

Le texte de cette proposition de loi se donne pour but de « faciliter l’accès à des soins de qualité pour le plus grand nombre ».

Son article 1er, totalement réécrit en première lecture, met au même niveau les mutuelles, d’une part, et les institutions de prévoyance et assureurs privés d’autre part.

En effet, aujourd’hui, les premières ne peuvent avoir recours à aucune modulation, le code de la mutualité l’interdisant expressément, alors que les seconds peuvent librement constituer des réseaux de soins et moduler leurs tarifs.

En somme, il s’agit d’une nouvelle tentative, tout à fait inconstitutionnelle, d’égalitarisme. En effet, l’égalité devant la loi est un principe à valeur constitutionnelle, affirmé tant à l’article 1er de la Constitution, qui garantit l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion, qu’à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes duquel la loi doit être la même pour tous.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel précise cette notion d’égalité en des termes fort clairs. Il ressort en effet des décisions du 7 janvier 1988 et du 27 décembre 2001 que le principe d’égalité devant la loi interdit au législateur d’établir des différences de traitement entre opérateurs qui ne sont pas justifiées par des différences de situation.

Toujours selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ce principe a pour corollaire l’interdiction pour le législateur de traiter de la même façon des personnes relevant de situations différentes : c’est le sens de la décision du 18 décembre 1998. Or les valeurs fondatrices des mutuelles sont la solidarité, la non-discrimination et l’égalité entre leurs membres.

C’est pourquoi l’article L. 112-1, alinéa 3, du code de la mutualité interdit aux mutuelles de pratiquer des remboursements différenciés. Cette spécificité des mutuelles a été reconnue par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt rendu le 21 novembre 2012, et par la Cour de cassation dans un arrêt du 14 mars 2013. Par conséquent, en tentant de contourner l’interdiction de remboursement différencié des mutuelles, l’article 1er de cette proposition de loi est contraire à tous les principes d’égalité : à mon sens, il est donc inconstitutionnel.

Deuxièmement, ce texte entraîne une rupture d’égalité d’accès à la santé entre les adhérents. Il souhaite autoriser les remboursements différenciés : il part donc du principe qu’en fonction de leur assurance – réseau fermé ou mutuelle –, les assurés percevront nécessairement des remboursements différents.

Or l’égalité d’accès à la santé est un principe à valeur constitutionnelle qui découle de l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946 et de l’article 2 de la Constitution. En différenciant les remboursements, la proposition de loi va créer un accès aux soins à plusieurs vitesses : il s’agit manifestement d’une rupture d’égalité, que rien ne saurait justifier.

Troisièmement, ce texte porte atteinte à la liberté des assurés, atteinte que rien ne justifie. Il autorisera des remboursements différenciés en fonction du professionnel de santé que l’assuré consulte. Ou bien ce professionnel est agréé par le réseau auquel il appartient, et la prise en charge interviendra, ou bien ce n’est pas le cas, et la prise en charge sera moindre voire inexistante. L’article 1110-8 du code de la santé publique dispose que « le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé est un principe fondamental de la législation sanitaire ». Cette liberté de choix du patient a une valeur constitutionnelle depuis la décision du Conseil d’État du 18 février 1998, qui l’a érigée en principe général du droit.

Cette affirmation s’appuie également sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui rattache la liberté de choix du patient à la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme.

Les interdictions de l’article 2 du texte que nous examinons ne peuvent faire l’objet d’aucun réel contrôle en amont, de sorte qu’elles ne viennent pas contrer cette analyse mais renforcent ma conviction. Cette proposition de loi met en péril la liberté de tout un chacun à choisir son soignant en fonction de critères personnels.

Outre l’inconstitutionnalité patente et les défauts de ce texte, je relèverai enfin un travers général. J’ai eu l’occasion de le dire lors des débats en commission des affaires sociales, et je le répète ici : vous ne voyez les choses qu’à travers le prisme du prix, laissant de côté la qualité du produit et ses performances dans le traitement des pathologies de la vue.

Comparons ce qui est comparable : il est aisé de comparer le prix des lunettes en France et dans le reste de l’Europe, pour conclure que les lunettes coûtent trop cher dans notre pays. Seulement voilà, au-delà des prix, il est essentiel de comparer également la qualité des produits. Il faut être honnête dans le raisonnement que l’on tient, surtout quand il vient au soutien d’un telle proposition de loi. Déduction faite de la TVA, qui n’est pas la même dans chaque pays, on constate qu’à verres et montures identiques, les prix en France sont identiques à ceux pratiqués en Allemagne, en Grande-Bretagne et même, en dehors de l’Europe, aux États-Unis. Ce qui fait la différence au niveau de la moyenne des prix, c’est que la France est technologiquement et techniquement en avance dans le domaine de l’optique. Par exemple, 100 % des presbytes portent des verres progressifs en France, alors qu’en Angleterre ou aux États-Unis, seuls 80 % portent des verres progressifs et 20 % portent encore des verres double foyer.

Chers collègues de la majorité, la vision dogmatique qui est la vôtre sur l’accès aux soins en matière d’optique n’est ni judicieuse, ni pertinente. Elle se caractérise par des dérives et comporte, au fond, de réels risques d’inégalité. Vous vous érigez en pourfendeurs de l’inégalité, mais votre attitude n’est qu’un faux-semblant.

Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, je vous demande d’adopter cette motion de rejet préalable.